𝗧𝗿𝗮𝘃𝗮𝗶𝗹 : 𝗹𝗲 𝗴𝗿𝗮𝗻𝗱 𝗱𝗲́𝘀𝗲𝗻𝗰𝗵𝗮𝗻𝘁𝗲𝗺𝗲𝗻𝘁

Si le phénomène de « grande démission » est à relativiser, il soulève néanmoins des questions centrales sur le rapport des Français au travail. En quelques décennies, celui-ci a considérablement évolué. Il témoigne d’une crise du consentement et d’un affaiblissement de la dimension collective du travail.
 
La « grande démission » a-t-elle déferlé sur la France ? Ce phénomène, observé outre-Atlantique, évoque la progression sans précédent des démissions aux États-Unis depuis la sortie de la crise sanitaire : 38 millions de salariés américains auraient ainsi volontairement quitté leur emploi en 2021 !
 
Rien de tel en France, rassure la Dares, le service statistique du ministère de l’Emploi, dans une étude parue en septembre dernier. Si, au premier trimestre 2022, le taux de démissions atteint son plus haut niveau depuis la crise financière de 2008 (avec 520 000 démissions enregistrées), il n’a « rien d’inédit ni d’inattendu compte tenu du contexte de reprise économique et des tensions actuelles du marché du travail »,note l’administration.
 
“Les motifs de démission ont évolué au cours des dernières années. Les conditions de travail prennent une ampleur inédite avec une moindre acceptabilité des salariés d’un management par le chiffre et d’un travail qui n’a plus de sens à leurs yeux. ”
Thomas Coutrot, économiste.
 
Pour beaucoup, ces salariés ont davantage profité de la dynamique du marché de l’emploi (huit démissionnaires sur dix étaient ainsi de retour en emploi dans les six mois suivant leur démission) avec, dans certains cas, une inversion du pouvoir de négociation en faveur des salariés sur la question des salaires. Mais pas seulement, explique Thomas Coutrot, économiste : « Les motifs de démission ont évolué au cours des dernières années. Les conditions de travail prennent une ampleur inédite avec une moindre acceptabilité des salariés d’un management par le chiffre et d’un travail qui n’a plus de sens à leurs yeux. »
 
La crise sanitaire aurait-elle finalement été un catalyseur d’une « crise du consentement » à certaines formes du travail ? « Le phénomène s’observe dans tous les secteurs, quelle que soit l’échelle des qualifications », poursuit l’économiste. On voit les serveurs et cuisiniers quitter la restauration, les infirmières lâcher l’hôpital, les cadres déserter la finance et le marketing pour se reconvertir tandis que les étudiants des grandes écoles font savoir collectivement qu’ils refuseront les carrières dénuées de sens ou indifférentes à la transition écologique (lire l’encadré). « Il y a un point commun à tout cela : le sens du travail et la frustration, pour ne pas dire la souffrance, qu’engendre le fait de ne pas pouvoir peser sur son travail. »
 
Alors que faire ? Dans son ouvrage, intitulé Redonner du sens au travail – Une aspiration révolutionnaire, Thomas Coutrot plaide en faveur d’une « réduction du temps de travail subordonné », qui favoriserait l’émergence sur le lieu de travail d’un espace de dialogue portant sur la dimension collective du travail. 
 
Un concept qui n’est pas sans rappeler les expérimentations prônées par la CFDT au lendemain de l’accord « qualité de vie au travail » (juin 2013) permettant justement de débattre de l’organisation du travail et de ses évolutions, loin de toute présence hiérarchique.
 
Aujourd’hui, l’économiste estime que ce temps de délibération ne pourra s’appliquer concrètement dans le milieu professionnel qu’avec une traduction législative. « Il est temps de reconnaître l’utilité sociale des salariés », selon lui.
 
Une autre voie est à chercher du côté de la codétermination et de la gouvernance partagée. Dans une tribune parue dans Le Monde, l’économiste Olivier Favereau affirme que le mouvement de démissions massives « ne concerne pas ou peu les pays où la gouvernance des entreprises obéit aux règles de la codétermination [présence d’au moins un tiers de représentants des salariés dans les conseils d’administration ou de surveillance, conseils d’établissement qui distribuent les règles d’organisation du travail entre les salariés et la direction]. Cela permet aux salariés des entreprises de ces pays de participer aux choix stratégiques de production », écrit-il. Il serait peut-être temps de s’en inspirer.
 
« Il n’y a pas de vent favorable pour celui qui ne sait où il va », disait le philosophe Sénèque. À la lumière de la crise et des bouleversements qu’elle a engendrés sur notre conception du travail, les salariés ont peut-être l’occasion de (re)prendre davantage le pouvoir dans l’entreprise… Pour ne plus avoir à la quitter.
Source : Syndicalisme Hebdo